Chef d'œuvre : N’est pas Chef d’œuvre qui veut !
Le mot chef d’oeuvre évoque bien des choses : une sculpture majestueuse, une architecture à couper le souffle, ou encore une musique hors du temps. Alors quand on parle de chef d’oeuvre à réaliser avec des élèves autour d’un projet gastronomique, c’est forcément un peu flou. Et bien, pas pour Bruno Magnani et Vincent Pasquin, qui ont su relever tous les défis, jusqu’aux portes du prix national, avec leur brigade d’étudiants sur-motivés.
Pour commencer, peux-tu nous présenter la section hôtellerie restauration du Lycée Jacques - Coeur?
Bruno : Alors pour commencer, le Lycée Jacques Coeur est le deuxième plus gros lycée de la région, avec une section hôtelière qui compte environ 250 élèves. Cette section propose un BAC Professionnel où les élèves choisissent leurs parcours en cuisine ou en salle, mais aussi un BAC STHR, et un BTS de deux ans pour poursuivre le cursus lycée.
Pendant les trois ans de BAC Pro, les étudiants vont avoir des cours professionnels comme des cours généraux. Pour la partie technique, on a de l’atelier expérimental où on va faire découvrir des techniques aux élèves, une séance de travaux pratiques, c’est un service du midi en situation professionnelle avec des clients et une partie théorique. Nous avons aussi de la co-intervention, c’est par exemple le professeur de cours professionnels qui intervient avec les professeurs des matières générales, comme en français pour les échanges entre cuisiniers et serveurs et les termes techniques, ou en mathématiques pour le calcul mental, les mesures, les conversions.
Et enfin, l’enseignement général, avec des matières comme le français, les maths, l’anglais, histoire géographie, gestion, économie, sciences appliquées, de la PSE, du sport, de l’art appliqué …. Souvent quand les élèves arrivent au lycée professionnel, ils imaginent que la partie scolaire va être mise de côté, mais ça représente quand même la moitié de la formation. Pour compléter leur formation, il y a vingt-deux semaines de stage durant tout leur parcours, et ce sont eux qui doivent faire la démarche de nous proposer des lieux de stage, même si nous les accompagnons dans leurs recherches.
Maintenant que nous en savons plus sur le parcours que vont suivre les élèves, peux-tu nous raconter le tien ?
J’ai une maman qui était cuisinière, j’ai toujours fait depuis tout petit la cuisine avec elle, et puis mon premier choix professionnel quand j’étais enfant c’était devenir pompier ou cuisinier. A la fin du collège, je voulais partir en école hôtelière pour devenir cuisinier, et faire un CAP puis un BEP. A ce moment-là, je n’étais pas un élève très studieux, et j’ai eu un avis défavorable pour cette voix. Mes seconds choix étaient mécanique et électricité, mais ça ne m’intéressait pas du tout. Il se trouve qu’à la même époque, le Lycée hôtelier de Blois venait d’ouvrir, et il y avait un concours pour entrer en BTH, et mes parents m’ont un peu poussé à le faire pour avoir une occasion supplémentaire de rentrer en hôtellerie. J’ai passé un premier concours écrit, puis un concours oral, et j’ai été pris. J’ai fait les trois ans de cursus classique, puis je suis parti car il n’était pas question que je fasse un BTS, je voulais vraiment travailler.
Dans le désordre complet, j’ai travaillé à Deauville au Royal, dans des Relais et Châteaux, sur les fronts de Mer comme à Royan, des restaurants gastronomiques surtout, des traditionnels. Très jeune j’ai rencontré ma femme, elle est restée à Bourges donc c’était un peu difficile. Au bout de quelques années je suis rentré en collectivité à SHR comme second de cuisine sur un 650 couverts, et très vite je suis passé chef de cuisine. Mais ça ne me plaisait pas….
C’est à ce moment que tu décides de devenir professeur de cuisine ?
C’est un peu ça… Un jour mon père en lisant le journal voit une annonce du Lycée Jacques Coeur qui cherchait un professeur de restaurant. J’ai pris contact avec le proviseur, je me suis présenté, le proviseur m’a reçu et m’a dit : « mais Monsieur Magnani, vous avez un super CV de cuisinier, mais moi je cherche un professeur de restaurant. Par contre, je vous promets que si une place se libère je fais appel à vous ». Et c’est ce qui c’est produit ! J’ai été appelé et embauché comme auxiliaire. Malheureusement, comme j’ai refusé de faire un BTS quand j’étais plus jeune, il a fallu que je prouve que j’étais capable d’enseigner pendant quatre ans avant de me présenter au concours, que j’ai eu. Nouveau départ pour Paris, deux ans de formation, tout en étant marié avec trois enfants. J’ai ensuite été nommé stagiaire, puis titulaire au bout d’un an. J’entame cette année mes 35 ans d’éducation nationale.
Le projet Chef-d’OEuvre est mis en place en 2020 pour les étudiants en BAC professionnel, comment ce projet trouve-t-il sa place dans le cursus ?
On nous a parlé du chef d’oeuvre au mois de juin 2020, et au mois de septembre, il fallait qu’on le mette en place avec les élèves. Malheureusement, c’était il y a trois ans, et on était en plein Covid. La première chose, c’est comment interpréter le mot «chef d’oeuvre» ?, Tout de suite, j’imaginais faire une pièce montée pendant deux ans, je me suis demandé comment la conserver, comment les élèves allaient la présenter … Finalement, on a épluché un petit peu tous les textes, et ce projet était défini comme un groupe d’élèves, travaillant de façon individuelle pour un projet commun, et la réunion de ces travaux devait constituer le «chef d’oeuvre».
Notre première idée, à Vincent et moi, était de faire un voyage sous forme de sortie pédagogique pour faire visiter aux élèves des producteurs locaux, des vignerons, des usines de fabrication alimentaire… Mais comme on est tombé en plein Covid, il fallait trouver une autre idée.
On a commencé à réfléchir, et dans le programme de première, il se trouve qu’en technologie, on aborde toute la gastronomie régionale. Avec Vincent, on a réparti chaque élève par tirage au sort sur une région française, y compris les îles, et au travers de ce choix, ils devaient travailler sur celle-ci d’un point de vue historique, sur les produits marqueurs de la région, et les recettes typiques pour mettre en avant ces produits. Il a fallu ensuite répartir équitablement les plats par élève, entre les entrées, les poissons, les viandes et les desserts, faire des fiches recettes… Le livre était né !
On peut dire que ce livre a été une sacrée réussite !
À notre grande surprise ! Notre chef de service surveillait un peu ce qu’on faisait avec les élèves et notre progression. Il nous a ensuite inscrits au concours Colbert, c’est là que nous avons été primé au niveau régional. Ensuite, les prix sont reproposés à l’échelle nationale, c’est là que nous avons reçu le grand prix du jury pour la première édition du chef d’oeuvre BAC Pro. C’était formidable ! Nous avons été reçus à Paris, les élèves ont obtenu un diplôme, et ça nous a également permis de les emmener en visite à Rungis.
C’était une très belle aventure, un grand moment de partage avec les élèves et les intervenants extérieurs. Nous avons créé une chaîne YouTube (TV LP Jacques Coeur) avec les recettes, il y a eu la réalisation du livre avec l’Imprimerie Notre-Dame et la visite avec les élèves pour le suivi de fabrication, la mise en vente du livre, le suivi de Thierry Charrier, le chef du Quai d’Orsay qui était le parrain du projet.
Parle-nous maintenant du projet de cette année.
Cette année, avec la nouvelle classe, nous sommes partis sur un tout autre thème pour notre livre, c’est une réflexion culinaire par rapport aux problèmes de tous les jours que chacun d’entre nous peut rencontrer. Nous avons commencé avec des actions pour Octobre Rose, puis Movember, et c’est de là que l’idée est venue. Les élèves ont été réunis pour leur demander quelles étaient les problématiques liées à la nutrition, et alors là, tout un tas de choses sont ressorties : le cholestérol, les appareils dentaires, les régimes alimentaires particuliers, la constipation, des problèmes liés à des maladies, etc… Attention, la problématique n’est pas de trouver un remède ou une solution, c’est d’apporter une aide. Par exemple pour les cancers, on parle de la bouche sèche qui est l’un des effets liés aux traitements de la chimio-thérapie, et on cherche donc un plat qui pourrait soulager ce problème.
Nous avons essayé de faire ressortir tout ça, les élèves ont fait beaucoup de recherches, nous avons rencontré l’ARS (Agence Régionale de la Santé). On a été super bien reçu, ils nous ont bien guidé et renseigné, ça nous a aussi permis de rencontrer une nutritionniste.
Le projet n’est pas encore terminé, mais nous avons déjà eu le prix régional de l’engagement par rapport au thème et à la réfléxion générale.
C’est le genre de projet qui doit créer des rencontres et des liens très forts ?
Complètement ! Lors d’une réunion parents- profs, j’ai rencontré une maman qui venait me voir pour son fi ls, un de mes élèves, et on parle du chef-d’oeuvre lors de sa formation. Elle était très emballée par le projet, et me dit « Je suis médecin à Bellevue, si vous voulez, on peut faire quelque chose ensemble ? ». Du coup, nous avons fait un repas avec les résidents de Bellevue avec un menu adapté. Une partie des résidents était en cuisine avec les élèves, et l’autre en salle, puis tout le monde est resté manger.
On a également mis en contact nos élèves devant les problématiques des personnes âgées à travers la réalisation du repas, comment travailler les produits. Bizarrement, même ceux qui sont un peu instables quelquefois ou chahuteurs, ont complètement changé de comportement. Ils ont accueilli les gens, les ont aidés à sortir des véhicules, à s’installer dans le restaurant, et toute la journée, ça s’est super bien passé. La communication, l’échange, on a vu les résidents qui dansaient en cuisine avec les élèves, c’était réussi.
Une autre action a été mise en place avec les Maximum 18, c’est une association qui travaille avec l’hôpital et qui s’occupe des enfants malades. L’idée pour nous, c’était de les faire venir à Jacques Coeur et faire un goûter avec eux. Un mercredi après-midi, on a fait des galettes des rois avec nos élèves, les enfants ont participé à la conception, c’était vraiment super.
Qu’est ce que ce projet t’a apporté lors de ton cursus ?
Beaucoup de choses : les rencontres avec les professionnels, apprendre à réaliser un livre, les visites comme celle de Rungis. Mais surtout c’est un projet que nous avons mené sur le long terme, et qui était plus facile à traiter lors du BAC étant donné notre investissement. C’était aussi une autre manière de mettre en avant notre travail, entre la conception des plats, nos recherches, filmer les recettes.
Ça a aussi apporté de la cohésion d’équipe, car ce projet était fait avec deux classes, et ça nous a permis de nous rapprocher de mieux nous entraider, et de travailler différemment avec nos professeurs. Et puis gagner le premier prix, c’était incroyable.
As-tu un conseil à donner aux prochaines générations qui vont réaliser leur chef d’oeuvre ?
Il ne faut pas lâcher l’affaire ! Souvent en cours de route, le projet nous paraît nul, on se dit que ça ne va jamais aboutir, que notre travail ne sera pas reconnu, alors qu’en fait c’est l’assemblage de toutes ces expériences, ces rencontres et nos connaissances qui font le résultat final.
Interview de Nadia Francisco, élève du premier Chef d’oeuvre.
T'as ti vu ce qu'en pense l'équipe ?
Être professeur est une chose, mais devenir un mentor en est une autre. C’est le choix qu’ont fait, peut-être à leurs dépens, Bruno et Vincent, en montrant la voie à la nouvelle génération avec une tout autre approche, l’humain et le partage.
C’est le fruit de beaucoup de rencontres, d’un très gros investissement de temps, d’une longue réflexion partagée, et la passion de transmettre. Ce type de projet apporte une réelle dimension citoyenne au diplôme des jeunes, mais les implique également dans un travail de longue durée qu’ils devront façonner jusqu’à la fin de leur cursus, pour enfin le présenter au diplôme du BAC.
Il ne vous reste plus qu’à vous rapprocher d’eux pour obtenir les deux tomes du chef d’oeuvre, «Retour en Terrain Connu» et «Cuisinons le Bien-Être», afin de découvrir le parcours de ces jeunes, les problématiques abordées, et surtout des recettes originales et authentiques.
Interview réalisée le 07/09/2023
avec la participation de Bruno Magnani.
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